Pocket - Robert Laffont
ISBN 978-2-266-15718-6
2004
Chapitre 1- Paris - Berlin - Iakoutsk, page 16. Transibérien
Le Transibérien, c'est la débâcle du temps. Je plonge dans une sorte d'hibernation ferroviaire.Paresse où je me vautre avec délectation, sachant ce qui m'attend dans les mois à venir. Je me repose tellement pendant la journée que je n'ai plus assez de fatigue pour dormir la nuit.
Chapitre 1- Paris - Berlin - Iakoutsk. Mai. Page 23. Axe du loup
Chapitre 1- Paris - Berlin - Iakoutsk. Mai. Page 24. Voyage honnête
Les Anglais ont une belle formule pour parler de l'alpinisme. Ils disent que grimper sur une muraille sans utiliser ni pitons ni cordes, c'est pratiquer l'alpinisme by fair means. Or j'ai toujours voulu voyager comme grimpent les Anglais, avec de justes moyens, ce qui revient à dire : honnêtement. A cheval, à pied, à bicyclette. Je trouve déloyal de se présenter devant la géographie armé d'un moteur, et je sais que le pas humain, la foulée du cheval sont les meilleurs instruments pour mesurer l'immensité du monde.
Chapitre 1 - Paris - Berlin - Yakoutsk. Mai. Page 34. Départ.
Je me lève et je pars vers l'amont. .es rameurs regagnent le bateau. Voilà une demi-année qu j'attends cette seconde et toute la fièvre et toute l'impatience de ces derniers mois se dissolvent soudain, sitôt fait le premier pas, dans le précipité de l'instant. Quinze minutes plus tard le navire me dépasse, tirant dans son sillage les bribes de Stravinski.
Je suis seul, je suis lancé sur ma route de la liberté. Je ne m'arrêterai pas avant d'avoir atteint l'Inde.
Chapitre 2 - Dans le lit de Lena. Juin. Page 38. Le procureur vert.
Je comprends au cours de ces heures passées à ouvrir ma voie, à forcer mmon chemin dans la forêt ou au long de la rive, pourquoi es bagnards parlaient parfois de l'évasion comme du passage devant le procureur vert : le procureur vert c'est la nature, et ses fourches caudines furent plus redoutables pour bien des fugitifs que les condamnations des procureurs rouges !
Chapitre 3 - Vers le Baïkal. Juin-Juillet. Page 64. L'enfer, c'est le voisinage.
Les gens imaginent toujours qu'il est beaucoup plus ardu de rejoindre l'étape suivante que d'être arrivé jusqu'à eux. Si j'annonce que je fais route vers la Mongolie, personne n'y trouve à redire car le but est trop abstrait, Mais si je déclare gagner l'ubac, ceux de l'adret se récrieront. Le local terrorise plus que l'Universel. L'enfer, c'est le voisinage. Parce que nous le connaissons mieux, ce qui nous est proche effraie davantage que ce qui est lointain.
Chapitre 3 - Vers le Baïkal. Juin-Juillet. Page 67. Feu de camp.
A midi, pour la halte, je construis un petit feu, ce qui est le meilleur moyen d'écarter les ours. En outre, le feu me tient compagnie. C'est un cher petit ami que je peux faire jaillir de mes doigts chaque jour, un petit dieu bien vivant qui réchauffe l'âme, les saucisses et les mains. J'aime lire de la poésie à mon petit feu. En Sibérie, je m'offrirai ce plaisir presuae chaque jour.
Chapitre 3 - Vers le Baïkal. Juin-Juillet. Page 72. Bicyclette.
J'avais oublié combien le vélo aliénait l'esprit. A bicyclette, toute l'énergie spirituelle est consacrée à maintenir la tension physique. Et ce qu'on gagne en vitesse est à mettre au débit de la production intellectuelle. Le corps travaille, le cerveau dort. C'est donc dans un parfait état d'abrutissement que je passe des cols entre 800 et 1200 mètres. La beauté des marais qui tapissent les ensellements aplanis par des millions d'années de rabotage géologique ne me gonfle même pas le coeur.
Chapitre 3 - Vers le Baïkal. Juin-Juillet. Page 76. Dédoublement.
Un soir de juillet, juste avant d'atteindre le village d'Ayogan, je vis une expérience de dédoublement : mon corps meurtri par les coups de boutoir de la route cahoteuse et la morsure des insectes continue d'avancer pendant que mon esprit, indifférent à la peine que j'endure, sort de son oothèque et vague, parfaitement étranger à l'enveloppe qui l'abritait jusqu'alors. Cet égarement dure pendant deux ou trois minutes au cours desquelles je ne perds pas ma lucidité mais, au contraire, me force à rester concentré pour que ne se rompe pas le fragile état de grâce, ce flottement ténu qui, s'il perdurait, me permettrait d'aller plus loin encore et sans souffrir sur le chemin. Mais le charme retombe, l'esprit revient dans sa boîte en os et reçoit à nouveau le signal de mes nerfs qui lui crient grâce.
Chapitre 4 - Mer Baïkal. Juillet. Page 81. Tristesse.
Il pleut sur l'eau du lac et mon coeur est si triste. Il n'est jamais de joie sous l'eau. Il n'y a d'ailleurs qu'à voir la tristesse du regard des poissons.
Chapitre 4 - Mer Baïkal. Juillet. Page 87. Sens de la vie.
Je découvre un nouveau sens à ma vie : marcher tout le jour durant, boire l'eau du lac, suivre la course des hérons au ras de sa surface, pêcher un poisson et passer de longues minutes à le préparer puis chercher un endroit où jeter mon bivouac. Et le sens de la nuit c'est de se reposer de cette belle vie-là.
On entend le sifflement des cuillères lancées à toute volée par les Moscovites. Soudain, je hais la pêche. Son apparente placidité, ces heures languides sur des grèves blêmes, cette profession faite par les pêcheurs de leur foi en la beauté du monde et, pour finir : le harponnage sanglant de la gueule d'un gracieux poisson qui rejoignait sa belle dans le repli d'un chenal.
Chapitre 4 - Mer Baïkal. Juillet. Page 98. Vague à l'âme.
Les baies se succèdent. Avec parfois, niché au fond, un petit hameau de pêcheurs. J'y croise des Russes à l'ai triste. Et je suis de plus en plus convaincu que celui qui côtoie le ressac d'un lac finit par contracter un vague à l'âme. Sa vie alors, comme une algue, se fait bercer passivement par le courant des jours.
Chapitre 5 - En pays bouriate. Juillet-Août. Page 117. Signes de progression.
Après les bulbes : des pagodes sur la terre sibérienne. Signe avant-coureur des mondes asiatico-bouddhiques. J'aime ces ambassadeurs (un panneau dans une autre langue, un faciès nouveau, un arbre inconnu) qui, par petites touches, indiquent au pèlerin que de nouvelles aires approchent, que les jours passent, que les kilomètres succombent et que, au bout du compte, à force de patience, le but qui semblait inaccessible finira par venir.
Chapitre 5 - En pays bouriate. Juillet-Août. Page 118. Nourriture de l'âme.
J'ai longuement réfléchi au problème de la lecture en voyage, c'est-à-dire de la nourriture de l'âme pendant les longs mois de progression sauvage. Pour le corps ce n'est pas difficile de faire ses adieux à l'anesthésie du confort et aux bienfaits de la civilisation. Le mien s'habitue vite. Il n'est pas long à oublier que l'eau d'un bain a pu être chaude et la ration copieuse. L'ennui, c'est pour l'âme... Elle est plus exigeante. Elle supporte moins bien le jeûne.
Chapitre 5 - En pays bouriate. Juillet-Août. Page 125. Plaisir vagabond.
Au crépuscule gisant dans mon bivouac, couché à l'heure où s'endorment les bêtes, je me livre à ce rituel que tous les vagabonds du monde tiennent pour le bonheur suprême : déployer lentement les jambes qui les ont portés tout le jour. Et les tenir droites, tendues, immobiles, jusqu'à ce que la lumière de l'aurore leur commande de reprendre l'effort.
Et soudain, voilà l signe que j'attendais : une double ligne de barbelés séparée par un couloir déboisé de dix mètres de large. Je suis arrivé au bout de la terre russe. En face, à moins de quinze mètres, inaccessible : La Mongolie. Je vis en ces quelques secondes l'un de ces bonheurs qui justifient des mois de voyage : celui d'avoir atteint les portes d'un royaume, les bords des falaises de marbre, les rives des îles de corail...
Dans la steppe, la progression est une navigation : on avance du matin jusqu'au soir sans que le moindre obstacle n'entrave la course. La prairie est l'océan. Les yourtes sont les îles dont les archipels s'échelonnent à intervalles réguliers. La steppe c'est quand le ciel se pose sur la terre et ne laisse à l'horizon qu'un petit interstice.
Cette année, le ciel s'épanche. Les orages sont à la mesure des steppes : titanesques. Ici, les nuages ont la taille de royaumes. Et quand vient l'orage, on dirait que, crevés par un glaive, ils s'ouvrent d'un coup, comme des outres, pour s'écrouler tout entiers sous leur propre poids, vidés de leurs eaux en quelques instants, laissant sous eux la steppe étourdie de violence.
Je passe ma dernière nuit avant d'atteindre la capitale dans une yourte, foetus de feutre, monde recréé, replié sur lui-même, avec pour seule ouverture le tundunk, cet orifice percé à la clé de voûte, ce nombril de l'oeuf, cette fontanelle, par laquelle nos rêves s'échappent vers le ciel pour regagner la nuit.
Autour de moi, 360° de steppe rectiligne. Pas un arbre pour pisser, ou pour se pendre. Je sens l'étreinte de l'immense comme un noeud coulant à la gorge.
Le puits que j'atteins au crépuscule est vide de gens. Je crains pendant un instant qu'il ne soit tari. Fausse alerte. Bivouac. Je fais griller longuement mes pensées dans les flammes en regardant le feu. Belle nuit allaitée par la lune.
(...) J'aide à rentrer le troupeau. Une fois toutes rassemblées, les bêtes forment un îlot mouvant, malodorant. Je m'endors sous la yourte en passant à la laideur du chameau, et je me dis qu'en le voyant toutes les plantes s'enfuirent et ce fut le désert.
Dans l'éclaboussure du crépuscule, je reviens à contrecœur vers la famille chamelière qui m'a accueilli la nuit dernière. Je rumine mon malheur. Et sens d'un coup peser sur mes épaules le poids des semaines de progression solitaire où tendu comme un arc vers le but à toucher, je n'écoutais pas les plaintes de mon corps. Dans l'accablement qui m'envahi soudain, l'énergie déserte mon être, la flamme aventureuse s'éteint soufflée par ce revers et je sens mon âme glisser sur ce versant du désespoir qui la fascine tant par ailleurs et dont je dois l'écarter en permanence. Mon corps a vieilli depuis le mois d'août. Je pleure une ou deux larmes. Sans doute deux. Une pour le dépit, une pour la rage.
Amanda est américaine. Elle frappe à ma porte aux aurores.
- J'ai su que vous aviez un problème car je vous ai vu à la réception. Je parle chinois, je peux quelque chose pour vous ?
(...)
Sixième jour d'immobilisation : une Australienne, rencontrée dans la salle à manger de l'hôtel, me conseille de faire d ela méditation tantrique pour mon genou. Il est urgent que je reprenne le route vers les grandes solitudes.
Dernier jour d'immobilisation : c'est une Anglaise, cette fois. Elle me parle de la sophrologie. Je n'ai jamais dormi dans un hôtel aussi mal famé...
Pour passer le temps, je note des considérations sur mes rencontres de Dunhuang : "Quand les vieilles filles des pays anglo-saxons atteignent l'âge du non-retour, elles se mettent à courir le monde en tout sens en proférant des inepties à la manières des prophètes hirsutes à qui le soleil a fit fondre le cerveau". Demain, le voyage recommence.
Chapitre 8 - Gobi. Septembre. Page 202. Bétonneurs chinois.
(...) les bétonneurs chinois ont coulé une chape d'enduit sur la falaise aux bouddhas et ferme chaque grotte par une porte blindée portant un numéro comme une chambre d'hôtel. Ils ont encagé Bouddha. Coulé le Gautama sous le béton. Livré l’Éveillé en pâture aux visiteurs. Des flux de curieux, déversés par autocar, venus d'Europe ou de Shangai avec des chapeaux de plages et des lampes torches vont et viennent sur les passerelles scellées à la paroi par les aménageurs. Tout bien pesé, on peut finalement se dire que les Tabilans ont commis un acte salvateur en mars 2001. Au moins les deux bouddhas de Bamiyan (canons de la beauté abattus par les canons de la bêtise) ont-ils eu une sortie honorable. Ils ont disparu dans un panache de fumée. Ce qui vaut toujours mieux que de finir en bête de zoo. Des escadres de corbeaux nous escortent dans notre lente marche. A tire d'aile vers le sud. J'aime ces oiseaux de la mémoire nordique. Je n'oublie que l'un d'eux était perché sur l'épaule d'Odin. Je n'oublie pas qu'Odin est un dieu magnifique. Leurs croassements emplissent le ciel et j'explique à Ruiden qu'il ne faut pas parler quand les corbeaux crient car on risquerait de ne pas entendre ce su'ils ont à nous dire.
Dans l'une des maisons de planches où nous passons la nuit, je perds la croix et les médailles saintes que je portais au cou depuis mon départ. La semaine précédente, c'est mon couteau que j'égarai : voilà comment on se débarrasse en quelques jours du sabre et du goupillon.
Dans les forêts que je traverse on me met en garde contre les éléphants sauvages et les tigres. En Sibérie, on me mettait en garde contre les ours. L'homme fait toujours semblant de craindre des animaux qu'il décime. Mais il ne met jamais personne en garde contre lui-même. (Pourtant Priscilla me racontera plus tard avoir vécu dans la fournaise de la plaine bengali, les heures les plus oppressantes de tout son périple, subissant les charges pathétiques et incessantes des essaims de jeunes Indiens rendus fous par la frustration sexuelle, laquelle est la pire métastase du cancer religieux hindou).
Je sens une immense lassitude m'envahir. Pour la première fois, j'éprouve l'envie de rentrer chez moi.
Je suis arrivé au bout du chemin.