"PowerPoint, c'est du cinéma"
Date de publication : Oct 18, 2010 6:5:19 PM
Qui n'a pas eu sa boîte e-mail inondée de ppt ?
Qui, dans le monde du travail, n'a pas eu à "subir" des réunions ppt ?
Franck FROMMER, ex-journaliste, s'est penché sur la question du PowerPoint en écrivant un "livre à charge contre le logiciel".
Un entretien avec l'auteur paru dans Le Monde...
L'histoire ne dit pas si Franck FROMMER utilise un ppt pour présenter son livre !
Que le cadre sup' qui ne s'est jamais assoupi, après déjeuner, dans l'ambiance tamisée d'une réunion PowerPoint, qui ne s'est jamais arraché les cheveux à résumer une année de travail en dix slides (diapositives) et cinquante bullet points (points forts), jette le premier rétroprojecteur à Franck Frommer.
Ce quinquagénaire, ex-journaliste amoureux de la langue française, est tombé dans la communication d'entreprise il y a une vingtaine d'années, au sein d'un grand groupe financier international. Il y a découvert l'outil dont on ne saurait se passer sous peine de déchoir de son statut de salarié modèle : PowerPoint, le logiciel Microsoft de présentation visuelle destiné à accompagner les exposés oraux.
Il a constaté son omniprésence. Et sa vacuité, à l'en croire. Le formatage par le bas de la pensée auquel il contribue. Le patron des éditions La Découverte, lui-même tenu d'assister à son lot de présentations PowerPoint, lui a suggéré d'en faire un livre, paru le 7 octobre, La Pensée PowerPoint. Enquête sur ce logiciel qui rend stupide. Entretien.
Pourquoi un livre sur PowerPoint, ce simple logiciel qui a permis de rendre accessible à tous la présentation graphique, et dont chacun peut faire l'usage qu'il entend ?
J'ai d'abord été frappé par son hégémonie. Ce logiciel de présentation assistée par ordinateur, qui mêle textes courts, graphiques, son, images, vidéos, est utilisé par 500 millions de personnes dans le monde, au bas mot. C'est énorme. Un quasi-monopole. Dans l'entreprise, on ne peut plus avoir de relation de travail, à un certain niveau de responsabilités, sans savoir utiliser PowerPoint (Ppt).
Dès qu'on doit discuter ou vendre un projet, répondre à un appel d'offres, prendre une décision ou échanger avec les collègues dans l'entreprise, les partenaires, les fournisseurs, les clients, les consultants à l'extérieur, on utilise ce logiciel. Ce qui pourrait n'être qu'une simple note de deux ou trois pages se transforme en Ppt. On vous dit : "Un PowerPoint devrait suffire…"
En réunion Ppt, les salariés corrigent d'autres Ppt sur leur ordinateur portable ! Il est devenu impensable de réunir trois personnes sans Ppt. Sinon, c'est une réunion pour rien, ça ne fait pas sérieux. D'ailleurs, maintenant, pour décliner une invitation à une réunion, on dit : "Vous m'enverrez les slides" (diapositives projetées).
Dans les années 1980-1990, on était dans une culture Word, le logiciel de traitement de textes de Microsoft. Aujourd'hui, on a basculé dans PowerPoint. On est passé du texte écrit, construit, articulé, à une exhibition plus esthétique. Comme souvent les cadres dirigeants ne savent pas, ou n'ont pas le temps. Ils ont des petites mains, celles qui auparavant rédigeaient les discours et qui, désormais, sont valorisées voire promues simplement parce qu'elles maîtrisent la réalisation de Ppt. Et entre deux réunions, on reçoit dans notre boîte électronique des Ppt comiques ! C'est devenu un moyen universel de communication avec ses codes, sa grammaire, sa rhétorique.
Comment ce logiciel, créé à la fin des années 1980 aux Etats-Unis, s'est-il imposé à ce point ?
D'abord, c'est un logiciel ingénieux et particulièrement ludique, qui permet de produire des présentations multimédias de façon simple et rapide. On peut intégrer des images, des photos, des sons, des diagrammes, des vidéos, des liens Internet et même des transitions rigolotes, avec une voiture de course, par exemple, qui transporte le texte par en haut ou par en bas, dans un bruit pétaradant.
D'ailleurs, certains abusent tellement de toutes ces possibilités visuelles que c'en devient illisible. Sur le Web circulent des recueils d'animations risibles. Surtout, PowerPoint est arrivé sur le marché, au début des années 1990, alors que les entreprises fonctionnaient moins de façon hiérarchisée, cloisonnée, et que s'imposait le management par projet.
On travaille désormais de manière transversale, en collaboration, et le salarié doit se montrer créatif. La réunion, autrefois occasionnelle, est devenue une pratique quotidienne. Or, quand vous faites parler les gens de différents secteurs et niveaux hiérarchiques, il vous faut des supports de communication communs, un langage universel.
Tout cela est allé de pair avec la prolifération des consultants. Ils arrivent à deux ou trois, avec leur mallette magique de projection PowerPoint, pour vendre leurs préconisations stratégiques. PowerPoint est leur outil de travail, la slide leur mode de communication principal et, de plus en plus, même le produit vendu au client est fabriqué dès le départ sous forme de présentation.
Vous évoquez aussi des facteurs sociologiques ayant concouru au succès de ce logiciel…
PowerPoint témoigne d'une évolution de notre société. Il a l'avantage de la rapidité, il va même jusqu'à un certain simplisme. Et il coûte peu. Autant de qualités demandées aux néomanagers de l'entreprise du XXIe siècle.
Il témoigne aussi de l'injonction, dans notre époque si narcissique, à communiquer, à nous mettre en scène. C'est une exhibition de soi destinée à "se vendre", à se valoriser auprès des autres, à rendre visible son activité. Comme le salarié est en situation de danger permanent dans l'entreprise, il doit toujours démontrer qu'il est dans le mouvement. Il y a les gens qui "se lâchent" en réunion Ppt, qui jouent le jeu à fond. Et ceux qui n'y arrivent pas sont jugés peu adaptés, à la limite de l'employabilité…
Et puis nous sommes dans une société du contrôle perpétuel. Au sein de l'entreprise, tout doit être validé par un supérieur, c'est souvent à cela que servent les réunions Ppt. Sinon, on prend le risque d'être tenu pour responsable…
Aux Etats-Unis, une critique de PowerPoint a émergé il y a quelques années déjà. De qui émanait-elle ?
En 2001, le New Yorker a consacré un article ("Comment un logiciel édicte nos pensées") à l'omniprésence de Ppt dans des secteurs comme l'école ou l'armée, racontant que certains patrons préfèrent en interdire l'usage. "PowerPoint, y lisait-on, est étrangement habile à dissimuler la fragilité d'une proposition, la vacuité d'un business plan, devant un public toujours respectueux ; grâce à la distraction visuelle, l'orateur peut rapidement occulter toutes les failles ridicules de son argumentation."
Puis, en 2006, un expert en communication graphique, Edward Tufte, a écrit un livre (The Cognitive Style of PowerPoint, Graphics Press), qui démontrait comment les mécanismes graphiques et discursifs Ppt avaient fait passer les ingénieurs de la Nasa à côté d'informations essentielles qui auraient dû les alerter et éviter l'explosion de la navette Columbia. La commission d'enquête a d'ailleurs dénoncé l'utilisation de Ppt par la Nasa, son inadaptation au traitement de telles informations.
On ne peut pas évoquer des sujets très précis, scientifiques, articulés, avec Ppt. C'est du cinéma. La transformation de la parole en un spectacle où la raison n'a plus cours.
L'armée américaine utilise-t-elle beaucoup ce logiciel ?
C'est avec un exposé PowerPoint que l'ex-secrétaire d'Etat américain à la défense Colin Powell avait tenté de démontrer, aux Nations unies, l'existence d'armes de destruction massive en Irak, en s'appuyant sur tous les artifices offerts par le logiciel. Il a "vendu" sa guerre en Irak, avec force images floues, scénographie, et textes assertifs…
En avril, un général des marines, James Mattis, a lancé un cri d'alarme : "PowerPoint nous rend stupides !" L'activité de nombreux militaires aujourd'hui consiste à fabriquer des diaporamas. Les plans d'attaque sont des slides. L'avenir de l'Afghanistan est un schéma illisible, une sorte de plat de spaghettis dont le New York Times s'est moqué. "Quand nous aurons compris cette slide, nous aurons gagné la guerre !", s'est écrié celui qui dirigeait les forces américaines en Afghanistan, le général McChrystal, qui a même accusé Ppt d'être devenu le principal ennemi de l'armée des Etats-Unis.
Car il peut créer l'illusion de la compréhension et du contrôle. Or, certains problèmes du monde ne sont pas "bulletisables". Les listes de points forts ne tiennent pas compte des relations complexes entre forces politiques, économiques, ethniques. Elles étouffent la discussion, la prise de décision raisonnée.
D'ailleurs, les militaires reconnaissent que l'un des intérêts de Ppt est de ne pas vraiment fournir d'informations lors des conférences de presse… Il est sûr qu'on peut trafiquer comme on veut les graphiques, en jouant sur les échelles. PowerPoint est aussi très utilisé pour présenter les résultats financiers. Les mauvais chiffres ne sautent plus aux yeux.
Pourquoi PowerPoint rendrait-il stupide ?
Pour faire entrer ce que l'on veut dire dans le cadre très contraignant de la dizaine de maquettes proposées, il faut couper, recouper les phrases, éliminer tous les liens logiques. Bon nombre d'ingénieurs, de managers, de financiers se plaignent de passer des heures à "faire de la slide" plutôt que de se consacrer à leur activité de base. A trouver des titres courts, des listes qui permettront de tout dire sur une seule slide, des astuces, des jeux de mots, une bonne image pour illustrer, à faire attention à la reproduction du logo de l'entreprise…
Bref, à être sur la forme, en superficie, davantage que sur le fond. A mobiliser un système de connaissances tout à fait différent de celui qu'ils mobiliseraient pour rédiger une note. Il faut séduire, capter. On est dans une dynamique de vente.
Paradoxalement, le prétendu support privilégié de la nouvelle idéologie de la créativité dans l'entreprise produit des formes très directives et appauvrissantes d'organisation de la pensée. Il faut aller à l'essentiel, afficher des points forts, valoriser des concepts-clés, promouvoir l'action.
Evidemment, tout cela n'est censé tenir lieu que de "prompteur" d'une prestation orale. Sauf que tout le monde n'est pas Steve Jobs. Certains se contentent de lire ligne à ligne ! De plus, le Ppt est souvent le document de référence, celui qui restera.
Vous parlez de rhétorique des petits points.
Chaque slide doit avoir un titre court, comme un slogan publicitaire, pioché dans quelques dizaines de mots de la novlangue économico-financière. Cela donne des libellés elliptiques, des formules passe-partout, d'une grande pauvreté sémantique ("Des fondamentaux solides", "Un environnement tendu"…). On abuse des verbes à l'infinitif ("rationaliser", "déployer"…) à forte puissance d'injonction…
Puis suivent des listes de points forts, les fameux bullet points, sans lien de causalité entre elles. On raisonne par menu. Notre pensée est comme une liste de commandes, une arborescence de programme d'ordinateur. Sans chaîne signifiante. Ni pensée continue.
Les réunions PowerPoint ne créent-elles pas les conditions d'un échange ?
Non. On donne à voir, c'est tout. Dans le noir, tout le monde regarde l'écran lumineux, ces slides projetées en gros qui s'imposent d'elles-mêmes, interdisant toute discussion sur la véracité des informations qu'elles présentent. L'animateur parle à l'écran, sans toujours regarder son public. Il a toute autorité puisque c'est lui qui maîtrise l'apparition, la disparition des slides.
Aux Etats-Unis, on dit que les présentations Ppt sont les "somnifères des organisations". Ces présentations anéantissent les capacités de réaction du public, qui est comme hypnotisé. C'est d'ailleurs pour cela que les formateurs détestent Ppt. Il empêche les allers-retours, les digressions, les contradictions, tout ce qui constitue le travail de la pensée. On est tenu par le temps de présentation (dix slides, vingt minutes, selon la règle d'or) et par l'impossibilité de revenir en arrière – cela ne ferait pas sérieux. On n'est plus dans une logique de la relation mais dans celle de la transaction.
Dans quelles sphères d'activité estimez-vous que PowerPoint peut s'avérer dangereux ?
Dans certains domaines, écarter le rationnel, anesthésier l'esprit critique, la capacité à raisonner, peut s'avérer dangereux. PowerPoint, qui est même utilisé dans les tribunaux aux Etats-Unis, est en train de contaminer le secteur public en France. A l'heure de la révision générale des politiques publiques et de la rigueur budgétaire, l'Etat s'empare de cet outil de management issu de l'entreprise. L'activité des services publics peut-elle se résumer à coups de bullet points ? Des consultants travaillent à réformer les hôpitaux avec ces méthodes.
A l'université, on commence à diffuser des slides plutôt que des polycopiés. Dans les écoles de commerce, de gestion, de communication, les étudiants ne sont plus évalués sur leur capacité à "problématiser" mais à produire des slides et les défendre.
Dans la gestion des ressources humaines, PowerPoint sert à noyer le poisson quand on présente les restructurations à venir, les rapports d'expertise sur les plans sociaux. PowerPoint crée une certaine irréalité, met à distance, concourt à une certaine analphabétisation. Gare à la "powerpointisation" des esprits !
Propos recueillis par Pascale Krémer
Source : http://www.lemonde.fr/technologies/article/2010/10/17/powerpoint-c-est-du-cinema_1425723_651865.html